L'Oiseau de Feu
Igor STRAVINSKY (1882-1971)
L'Oiseau de Feu a été avant tout une idée du producteur russe Diaghilev et de Felkine, son chorégraphe. Après un refus de Ravel et de Liatov, ils firent appel en catastrophe à Stravinsky, un jeune compositeur de 28 ans, vaguement connu pour son Scherzo Fantastique. Celui-ci composa à la hâte, en moins de quatre mois, l'oeuvre qui allait révolutionner sa carrière. Diaghilev avait su imposer au public parisien les ballets et les compositeurs russes, héritiers de Rimsky- Korsakov - dont Stravinsky était lui-même l'élève. L'Oiseau de Feu, oeuvre de 45 minutes pour grand orchestre symphonique, fut créé le 25 juin 1910 à l'Opéra de Paris sous la direction (« merveilleuse » dira Stravinsky) de Gabriel Pierne, sur un livret de Felkine et de Bakst. L'argument, simple, est tiré de plusieurs contes russes, comme dans la plupart des ballets russes : un prince (Ivan Tsarevitch) poursuit l'Oiseau de feu qui lui remet, contre sa grâce, une plume magique. Avec cette dernière, il parvient à libérer des princesses de l'emprise du roi Kastchei, en faisant danser ce dernier jusqu'à épuisement. L'oeuvre remporte immédiatement un succès immense auprès du grand public, et l'admiration des artistes présents, parmi lesquels Debussy, Ravel, de Falla, Schmitt, Satie, Puccini, Sarah Bernhardt, Giraudoux, Claudel, Proust et Morand.
Dans Chroniques de ma vie, le compositeur revient sur la première de l'oeuvre : « Le spectacle fut chaleureusement applaudi par le public parisien. Je suis, bien entendu, loin d'attribuer cette réussite uniquement à la partition ; elle est due également à la réalisation scénique dans le cadre somptueux du peintre Golovine, à la brillante interprétation des artistes de Diaghilev et au talent du chorégraphe ». Au vu de ce succès et à la demande des programmateurs, Stravinsky réorchestra l'année suivante l'oeuvre, pour créer une première Suite pour orchestre, sans chorégraphie. Celle que vous entendrez ce soir, la seconde Suite, est la plus jouée aujourd'hui : au cours d'un hiver 1919 pénible, Stravinsky, mal remis de la grippe espagnole mais au fait de sa gloire, ne se sent pas capable d'entreprendre un ouvrage d'envergure. Il compose alors une Suite, dans sa résidence de Morges, pour un effectif réduit de 60 musiciens (bois par 2). Des 19 numéros originels, Stravinsky en a tiré 5. Notons qu'une troisième Suite fut composée en 1945 : résidant aux Etats-Unis, Stravinsky modifia légèrement la partition pour déposer son oeuvre et toucher ainsi des droits d'auteur. Après l'avoir longuement rejeté, c'est au moment de la mort de Rimsky-Korsakov que Stravinsky semble accepter l'héritage de son maître, et celui d'un certain « nationalisme russe ».
Loin de ses premières oeuvres, très proches de l'académisme d'un Glazunov, il réutilise dans L'Oiseau de Feu le coloris rimskien chantant et haut en couleurs (proches du Coq d'or ou de Schéhérazade), auquel il rajoute une pointe d'orientalisme mélodique, des résonances harmoniques et d'expressionnisme très debussystes, et certains chromatismes proches de Wagner. Cette oeuvre marque un tournant dans l'art de la composition de Stravinsky : il acquiert d'un coup une force expressive, un style plus personnel, beaucoup plus « engagé » (c'est notamment dans cette pièce qu'il inaugure la « métrique variable » - déplacement accents et temps forts - qu'il réutilisera dans toutes ses oeuvres). Il entame une « guerre » contre le romantisme exacerbé, l'impressionnisme et le symbolisme, au profit d'une musique plus cérébrale et plus dépouillée (Chostakovitch dira de lui qu'il est un « intellectuel slave plutôt que musicien russe »). Il recherche avant tout à faire réfléchir l'auditeur plutôt qu'à l'entraîner dans des élans d'exaltation, caractéristiques de la tradition romantique. Cette première étape vers un univers réflexif fut suivie de bien d'autres ; à tel point qu'à la fin de sa vie, il considéra lui-même cette oeuvre comme une « bouillabaisse, savant mélange de Rimsky-Korsakov, Debussy, Ravel et du Sacre [du Printemps] ».
Six Chansons
Claude DEBUSSY (1862-1918)
Debussy a puisé son inspiration dans de nombreux domaines de l'art, de la peinture à la danse en passant par le théâtre et la poésie. Il semble qu'il ait été particulièrement sensible à cette dernière : le Prélude à l'Après-midi d'un faune, oeuvre pour orchestre, n'est-il pas inspiré d'un poème de Mallarmé ? Et surtout, Debussy, de son plus jeune âge (1879) à ses dernières années (1915), composa quelque quatre-vingt-cinq mélodies pour voix et piano sur des poèmes, dont certains sont issus de sa plume. Chacune de ces mélodies reflète une étape dans l'évolution artistique du compositeur : si dans les premières, qui ne sont pas sans rappeler l'art des salons, se retrouve l'influence de Massenet et d'autres (de Schumann à Franck), les Trois Poèmes de Mallarmé (1913) montrent un Debussy proche de l'atonalité.
Mais le style des mélodies de jeunesse, tout empreintes de fraîcheur, est déjà très personnel : l'écriture pianistique et vocale révèle non seulement de l'ingéniosité et du charme, mais aussi une extrême sensibilité aux sonorités de la parole et à leur rapport avec la musique. Il semble que le constant intérêt de Debussy pour la composition de mélodies soit né lors de sa fréquentation, de 1881 à 1884, des époux Vasnier : très cultivés, grands amateurs d'art, ils lui firent connaître le monde de la poésie et de la peinture. C'est pour la jeune et belle Mme Vasnier (Marie), dont il était amoureux, qu'il écrivit, entre dix-sept et vingt et un ans, ses vingt-sept premières mélodies. Marie, qui était soprano aigu et qu'il accompagnait au piano, les créa toutes de sa « bouche de fée mélodieuse ». À l'origine pour voix seule, les mélodies de Debussy ont connu un tel succès que certaines d'entre elles, grâce aux arrangements pour quatre voix mixtes, sont devenues partie intégrante du répertoire des choeurs.
The Ballad of Little Musgrave and Lady Barnard
Benjamin BRITTEN (1913-1976)
Composé en décembre 1943, en pleine création de Peter Grimes, opéra le plus célèbre de Britten, The Ballad of Little Musgrave and Lady Barnard, véritable « opéra dans un dé à coudre » d'après Xavier de Gaulle, l'un de ses biographes, est dédié à Richard Wood, prisonnier de guerre détenu en Allemagne et ami du compositeur. Britten y exploite déjà les techniques qu'il met en oeuvre dans ses opéras des années 1950, tout en faisant appel à la forme traditionnelle de la ballade. La pièce explore le thème de l'adultère et de la vengeance à partir d'une ancienne ballade écossaise anonyme, puisée dans l'Oxford Book of Ballads. Le texte nous transporte dans l'écosse des XVe et XVIe siècles, sur les marches des deux royaumes anglais et écossais, région frontalière instable en proie à des querelles et rivalités entre quelques familles insoumises qui s'affrontaient pour la garde des troupeaux, en un cycle ininterrompu de raids, rapts et représailles sanglantes. Une pratique en cours à l'époque pour accroître son cheptel consistait à détourner les troupeaux des familles rivales et dérober ainsi leurs bêtes.
Ces familles ignoraient toutes lois, si ce n'est celle du clan, et ne reconnaissaient aucune allégeance, anglaise ou écossaise, malgré les tentatives de restauration de l'ordre entreprises par les deux couronnes. L'une de ces familles était celle des Musgrave, qui laissa son nom au village de Great Musgrave et de Little Musgrave dans le North Yorkshire actuel. On doit au folkloriste du XIXe siècle Francis James Child, auteur d'une compilation de balades populaires écossaises et anglaises, d'avoir redécouvert ce texte datant de 1611. L'oeuvre présente trois scènes aux atmosphères musicales très différentes. La scène initiale a lieu sous le porche d'une église et décrit la rencontre entre Lady Barnard et Little Musgrave. Un rythme lent et solennel marqué par un accompagnement simple de quintes imite les cloches qui résonnent lors de cette déclaration d'amour mutuel et la fuite des deux amants. Le rythme effréné du piano comme des choeurs étagés décrit ensuite la course du page qui a entendu les aveux passionnés des deux amants et court prévenir son maître ; cette trahison est suivie par la course du maître vers le refuge des deux amants.
La violence et la rapidité sont figurées par la succession rapide de triolets imitant la course des chevaux. Le même rythme caractérise la scène du duel fatal entre Lord Barnard et Little musgrave qui s'achève sur la mort des deux amants. La Coda voit le retour de la pulsation régulière et du choeur à l'unisson dans une atmosphère de lamentation du maître, qui a tué non seulement l'amant, mais aussi Lady Barnard, la plus belle femme qui soit. La pièce fait preuve d'une richesse rythmique et harmonique étonnante, où piano et choeurs se répondent sans cesse, tout en conservant des passages a cappella, ce qui donne une grande force au conte tragique présenté par Britten. Les raisons du choix de ce texte par Britten demeurent inconnues. Peut-être l'esprit d'insoumission, d'insubordination et d'irrévérence de la pièce devait-il offrir, à défaut de toute perspective réelle d'évasion, une évasion musicale aux détenus de l'Oflag VIIb d'Eichstätt, lorsqu'ils interprétèrent pour la première fois en février 1944 cette pièce pour choeur d'hommes et piano.
Notes de programme de concert mises à jour le vendredi 29 octobre 2010 à 15:25